Dans le temps, simple opération de gré à gré entre un propriétaire et un locataire, impliquant dans quelques rares cas un courtier, l’affermage devient un exercice de plus en plus compliqué. Avec les menaces d’intrusion des bandits dans des quartiers et le risque d’effondrement total de la capitale, la location d’une maison devient une option qui nécessite des réflexions à la fois de la part des propriétaires et des locataires.
Sur les réseaux sociaux des informations circulent et font croire que les bandits envoient des éclaireurs louer des maisons à leurs frais pour mieux explorer des quartiers et pouvoir les envahir à l’avenir.
Face à ces rumeurs, la population reste sur ses gardes et évite de louer une maison au premier venu. Cette réalité contraint de nombreux propriétaires à se montrer particulièrement vigilants dans le choix de leurs locataires, certains allant même jusqu’à se fier à des critères très subjectifs pour éviter toute mauvaise surprise. Le Nouvelliste, dans le cadre de ce reportage, a réussi à obtenir des témoignages de propriétaires de maisons préposées à l’affermage et de potentiels locataires à la recherche d’un lieu où poser leurs valises.
Dans la tête des propriétaires : le bon profil
Comme jamais auparavant, ce sont les propriétaires qui examinent le potentiel locataire. La présence de tatouages jugés « bizarres », de trop de piercings, de dreadlocks n’est pas la bienvenue. « Généralement, ces personnes ne sont pas perçues comme de bonnes gens dans la société haïtienne », avance Anna, propriétaire d’un appartement à Juvénat.
Selon elle, louer sa maison à un inconnu par les temps qui courent, c’est prendre un grand risque. « J’augmente parfois le prix juste pour décourager le client si son profil ne me plaît pas », explique Anna. Pour cette quinquagénaire, le profil idéal du bon locataire est une connaissance de sa famille ou d’une personne qui lui est proche. Plusieurs autres propriétaires interrogés par le journal ont confié avoir loué leurs domiciles sur recommandation. D’autres ont tout simplement arrêté de louer leurs maisons.
Patrick, père de trois enfants, est de ceux qui préfèrent ne plus louer leurs propriétés. « C’est ma façon à moi de protéger mes enfants et ma famille », explique t-il. « J’ai des responsabilités et obligations certes, mais je dois prioriser ma sécurité », ajoute-t-il.
Là où certains voient un grand risque, d’autres plus courageux ou plus insouciants, voient la possibilité d’une bonne affaire. Cas de Richard, un jeune entrepreneur de Juvénat qui s’est vite procuré des moyens pour mettre sur pied une bâtisse, histoire de profiter de ce secteur qui fleurit à cause de la conjoncture. « Ma locataire m’a payé en avance afin que je termine les travaux de la maison et facilite son installation », témoigne Richard, soulignant sa volonté de tirer parti de la situation, même s’il reconnaît que son initiative n’est pas sans risque.
À la recherche d’une maison : le périple du locataire
Buisson, fonctionnaire vivant à Carrefour, travaille à Delmas. Son quotidien est un parcours semé d’embûches. « Chaque jour, je risque ma vie en me rendant à mon travail à Delmas. Le trajet est épuisant, et dangereux, et la fatigue s’ajoute à l’insécurité », explique-t-il.
Pour éviter ce long trajet quotidien, Buisson a pensé à s’établir en ville et a donc cherché à louer un logement. Il s’est tourné vers Pétion-Ville. Mais là aussi, le refus lié à sa zone de résidence précédente s’est posée : « Les gens ont peur de louer à un jeune homme venant de Carrefour, une commune sous le contrôle des gangs », déplore-t-il. À force de chercher et de se heurter à des refus pour la même raison, Buisson a abandonné l’idée de résider en ville.
Pour les déplacés, la situation est encore plus complexe. Emmanuel, qui a fui la violence de Carrefour-Feuilles, raconte : « Ma situation est critique. Je loge actuellement chez un ami, mais son bail arrive à terme. Le propriétaire ne veut pas renouveler le contrat et nous a donné quelques jours pour quitter les lieux. »
Ce jeune étudiant de l’Université d’État d’Haïti qui en est à son quatrième déménagement, témoigne des difficultés extrêmes de se loger à Port-au-Prince. « J’ai dû fuir Carrefour-Feuilles avec quelques affaires et m’installer chez un proche à Nazon. Ensuite, j’ai loué une maison le 3 octobre, mais le 22, j’ai dû repartir à cause des tirs des bandits. »
« À Pacot, j’ai trouvé un endroit confortable, mais encore une fois, l’insécurité m’a contraint à fuir. Aujourd’hui, je suis dans l’incertitude, squattant chez des proches, sans savoir où donner de la tête », raconte Emmanuel, qui avoue ne pas encore être prêt à se mettre à la recherche de logement, en connaissance des préjugés qu’ils risquent de rencontrer.
Dans le contexte actuel, trouver un logement est un processus pas du tout facile. En plus de trouver un lieu qui ne risque pas de tomber du jour au lendemain, ce qui jusqu’ici ne semble pas trop réaliste, demeure également le long processus qui peut devenir intimidant.
Dans les rares quartiers encore « sûrs » de la région métropolitaine, pour prévenir de potentielle infiltration, la location de maisons est très surveillée. Lors des rencontres avant le bail, il n’est pas impossible de voir intervenir les chefs ou membres de brigades d’autodéfense et des policiers de la zone, pour un « vetting » sur le potentiel locataire.
Avec le propriétaire, le courtier, ils passent tout au peigne fin, des anciennes résidences occupées par ce locataire jusqu’aux liens de celui-ci avec d’autres personnes. Un long processus qui dure jusqu’à l’emménagement. Louer une maison est devenu un processus quasi collectif voire communautaire où chaque voisin veille sur l’autre, dans le but d’éviter toute intrusion.
Des solutions parallèles
Pour éviter ce long processus, certaines personnes ont recours à d’autres logements de type Airbnb. Quand Cliff a été contraint de quitter sa résidence, chassé par les gangs, il s’est vite mis à la recherche d’un lieu où se loger. Mais les complications rencontrées l’ont découragé.
Outre le prix et la menace de voir son nouveau quartier de résidence envahi par les gangs, Cliff a fait l’expérience de la stigmatisation liée à sa zone de provenance. Pour se loger, il s’est dirigé vers un Airbnb à Pacot. « Mon choix s’est porté sur un Airbnb parce que c’est plus facile d’y emménager. En plus, j’ai pensé que si je devais me déplacer, j’aurais moins de bagages à emporter », raconte Cliff.
Pour lui, jeune journaliste d’un média local, le choix de ce type d’appartements rassure, car cela permet d’éviter de perdre son loyer avant le terme du contrat. Le logement se paie par mois et certaines structures exigent même le paiement de plusieurs mois pour un affermage plus ou moins long.
Aujourd’hui, plus d’un an après son séjour dans cette structure, Cliff a été contraint de se déplacer alors que les gangs progressent à grands pas. Toutefois, il ne dit pas écarter la possibilité d’aller une nouvelle fois vers ce même type de logement, même s’il reconnaît que les prix ont tendance à augmenter.
Alors que l’étau ne cesse de se refermer sur les résidents de Port-au-Prince, la question du logement devient un véritable casse-tête pour de nombreux Haïtiens, notamment ceux qui fuient la violence des gangs. Outre la cherté des logements, ils se heurtent à un autre problème plus compliqué : louer une maison dans les quartiers qui respirent encore une certaine paix.
En même temps, le potentiel locataire n’est pas à l’abri de tout danger. Un visage peu sympathique, un profil quelque peu « douteux » et ce potentiel locataire est déjà candidat au lynchage sous prétexte d’être « toutè » [éclaireur] ou « madan bandi » [femme de bandits], dans le cas des femmes.
*Tous les noms utilisés dans l’article sont des noms d’emprunt afin de protéger l’identité de ceux qui ont témoigné.
Source : Le Nouvelliste